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Souvenir d’une civilisation qui n’est déjà plus ce qu’elle était … c’est aussi ça, notre identité …

« Que chacun s’asseye à sa place, ordonna le chef, on va partager.

Les patates d’abord, faut commencer par quelque chose de chaud, c’est mieux, c’est plus chic, c’est comme ça qu’on fait dans les grands diners. »

Et les quarante gaillards, alignés sur leurs sièges, les genoux à angle droit comme des statures égyptiennes, le quignon de pain au poing, attendirent la distribution.

Elle se fit dans un religieux silence : les derniers servis lorgnaient les boules grises dont la chair d’une blancheur mate fumait en épandant un bon parfum sain et vigoureux qui aiguisait les appétits.

On éventrait la croûte, on mordait à même, on se brûlait, on se retirait vivement et la pomme de terre roulait quelquefois sur les genoux où une main leste la rattrapait à temps; c’était si bon ! Et l’on riait, et l’on se regardait, et une contagion de joie les secouait tous, et les langues commençaient à se délier.

De temps en temps, on allait boire à l’arrosoir.

Le buveur ajustait sa bouche comme un suçoir au goulot de fer-blanc, aspirait un bon coup et, la bouche pleine et les joues gonflées, avalait tout, hoquetant sa gorgée ou recrachait l’eau en gerbe, en éclatant de rire sous les lazzi des camarades.

« Boira! boira pas! parie que si! parie que ni! »

C’était le tour des sardines.

La Crique, religieusement, avait partagé chaque poisson en quatre; il avait opéré avec tout le soin et la précision désirables, afin que les fractions ne s’émiettassent point et il s’occupait à remettre à chacun la part qui lui revenait. Délicatement, avec le couteau, il prenait dans la boîte que portait Tintin et mettait sur le pain de chacun la portion légale. Il avait l’air d’un prêtre faisant communier les fidèles.

Pas un ne toucha à son morceau avant que tous ne fussent servis : Tigibus, comme il était convenu, eut la boite avec l’huile ainsi que quelques petits bouts de peau qui nageaient dedans.

Il n’y en avait pas gros, mais c’était du bon ! Il fallait en jouir. Et tous flairaient, reniflaient, palpaient, léchaient le morceau qu’ils avaient sur leur pain, se félicitant de l’aubaine, se réjouissant au plaisir qu’ils allaient prendre à le mastiquer, s’attristant à penser que cela durerait si peu de temps. Un coup d’engouloir et tout serait fini ! Pas un ne se décidait à attaquer franchement. C’était si minime. Il fallait jouir, jouir, et l’on jouissait par les yeux, par les mains, par le bout de la langue, par le nez, par le nez surtout, jusqu’au moment où Tigibus, qui pompait, torchait, épongeait son reste de « sauce » avec de la mie de pain fraiche, leur demanda ironiquement s’ils voulaient faire des reliques de leur poisson, qu’ils n’avaient dans ce cas qu’à porter leurs morceaux au curé pour qu’il put les joindre aux os de lapin qu’il faisait baiser aux vieilles gribiches en leur disant : « Passe tes cornes ! » (*)

Et l’on mangea lentement, sans pain, par petites portions égales, épuisant le suc, pompant par chaque papille, arrêtant au passage le morceau délayé, noyé, submergé dans un flux de salive pour le ramener encore sous la langue, le remastiquer à nouveau et ne le laisser filer enfin qu’à regret.

Et cela finit ainsi religieusement. »

(*) sans doute : Pax tecum !

Louis Pergaud, La Guerre des boutons.

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